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Editeur invité
Nicolas Reeves, Université du Québec à Montréal, Canada
Apparue dans les interstices des frontières entre sciences, arts et technologie, la recherche-création a progressivement créé son propre territoire, un espace qui a permis à l’interdisciplinarité d’acquérir droit de cité. Elle s’est constituée en domaine à part entière au tournant du 21e siècle avec l’émergence des premiers organismes spécifiquement dédies à son développement, à sa diffusion et à son financement. Par bifurcations progressives, elle s’est progressivement distinguée des démarches de type arts-sciences qui produisent des oeuvres de haut niveau, mais dans lesquelles la rencontre entre disciplines se limite fréquemment à une relation ancillaire, instrumentale ou opérationnelle, au détriment d’une intégration réelle. Dans cet article, nous discutons du potentiel de la recherche-création comme lieu de production de connaissances par le biais de l’intuition, de l’expérience et de la sensibilité, et proposons, par un recentrage poétique et phénoménologique de notre relation au monde, de la poser comme une alternative à la perte du sens et de la maîtrise des savoirs causée par la technologisation accrue de nos cadres de vie.
La recherche-création est un cadre poreux qui permet de rapprocher les arts et les technologies, adossés à un contexte universitaire. Nous soutiendrons que la recherche-création favorise une reconnaissance de l’activité artistique pensée comme productrice de formes de connaissances singulières, différentes de celles fondées sur la méthodologie scientifique. Méthodologie scientifique dont la recherche-création s’est inspirée pour se légitimer et dont elle a été tentée d’utiliser les codes et les modalités, notamment au niveau de l’écriture académique qui est exigée. Nous nous demanderons si cet emprunt disciplinaire est judicieux, puisque la pratique artistique ne possède pas les mêmes finalités et intentions, et que toute tentative de normaliser ou de discourir sur ces pratiques reste fragile au regard de la singularité des démarches, situées en dehors de la pensée articulée au langage. Nous tenterons d’établir en quoi le label de la recherche-création a été nécessaire à une époque et nous soulignerons l’importance de ces pratiques pour résister aux discours prônant l’efficacité et l’utilité issus de la technoscience industrielle, qui se sont diffusés comme un nouveau dogme dans la société.
Le coeur du projet Grame, centre national de création musicale, fondé en 1982 par James Giroudon et Pierre-Alain Jaffrennou, est l’exploration et le développement de savoirs et de technologies au service de la création artistique, particulièrement dans les champs de la musique, des arts de la scène et des expressions multimédia. La présente com-munication montre comment cet objectif de synergie art/science se traduira durant quatre décennies en s’appuyant sur une équipe de recherche installée au centre d’un dispositif facilitant les interactions entre les problématiques et questionne-ments des compositeurs et les méthodologies, concepts et outils portés par la recherche. Dans cet esprit, un éclairage particulier est apporté sur une série d’outils innovants accessibles aux artistes et sur la médiation des connaissances scientifiques et technologiques en direction des publics, particulièrement des scolaires, en opérant la transmission au tra-vers d’actions créatrices.
Au cours des années 1950/1960, l’évolution de la création musicale est stimulée par sa confrontation aux nouvelles technologies. Elle en ressort profondément bouleversée. En observant son histoire pas si lointaine, elle apparait comme un creuset précurseur de la recherche-création qu’il est aujourd’hui possible de considérer comme une réelle avant-garde en la matière. Des premières expériences de musique concrète à la radio au début de l’informatique musicale, des premiers regroupements d’artistes, chercheurs, techniciens à l’émergence des studios de création et de recherche sur tout le territoire français, la dynamique de l’interaction entre recherche et création n’a ainsi jamais cessé de se déployer. L’article témoigne de cette histoire et observe les modalités de tous ordres qui en ont permis l’éclosion, les développements, l’essaimage jusqu’à la reconnaissance par les politiques publiques des Centres nationaux de création musicale. Il s’attache encore à montrer les dynamiques qui en découlent, actuellement à l’oeuvre et qui visent à construire une approche citoyenne de la relation entre arts, sciences, technologies et société.
Art et science se croisent dans notre plus lointain passé, celui des premiers artistes de l’humanité. Même s’il a traversé les millénaires pour parvenir jusqu’à nous, l’art préhistorique reste d’une grande fragilité. Pour assurer la conservation des grottes ornées, il faut les fermer au public et donc, les rendre invisibles. Comment résoudre ce paradoxe ? Depuis une quarantaine d’années, le succès des répliques de grottes ornées prouve qu’elles constituent des solutions crédibles. Grâce à un processus d’itération entre recherche et médiation, la réplique se nourrit des données scientifiques et en retour, offre au chercheur des éléments de réflexion sur ses pratiques.
Au tournant des années 2000, notre laboratoire a été invité à participer à la fondation de l’institut Hexagram, un organisme montréalais dédié à la recherche-création en arts et technologies médiatiques. Cela signifiait par le fait même que notre travail avait été déjà identifié comme relevant de ce domaine dont la définition, alors très incertaine, faisait l’objet de discussions actives. Bien qu’ils se précisent progressivement depuis un quart de siècle, ses contours restent encore relativement flous, notamment quant à son statut par rapport à d’autres champs artistiques tels que l’art/science ou les arts numériques. Or, comme c’est le cas pour de nombreux créateurs-chercheurs, l’analyse rétrospective des projets conduits par notre laboratoire révèle plusieurs éléments susceptibles de contribuer à clarifier les objectifs, les méthodologies et le cadre de référence de la recherche-création. Il en va ainsi du programme d’exploration artistique Point d’Origine, objet de nos travaux depuis plusieurs années. Son élément central est un petit objet baptisé Lanterne Harmonique, dont la conception et la réalisation se sont déroulés au confluent de la recherche scientifique et historique, du développement technologique et de l’expérimentation créative. Le présent article décrit l’origine et les enjeux du programme et résume les étapes qui ont conduit au design final de la Lanterne.
Ce texte explore la crise environnementale et sociétale comme une transition d’un monde bien ordonné, fait de processus impliquant des échelles de temps et d’espace imbriquées mais distinctes, vers une singularité où toutes ces échelles ont convergé dans une sorte de mondialisation généralisée : l’instantané et le séculaire, le local et le planétaire, l’individuel et le collectif. Le monde de l’autre côté de la singularité est discontinu et imprévisible, et les fictions des recherches arts et sciences seront alors utiles pour préparer nos choix de trajectoire aux multiples carrefours à venir.
Au Québec, dès la fin des années 60, la réforme du système d’éducation mène à l’intégration des Écoles d’art au sein des universités. La présence d’artistes au sein du corps professoral amène à reconcevoir les pratiques artistiques en milieu académique comme des formes de recherche, ce qui induit le développement de nouveaux paradigmes épisté-mologiques. L’émergence de la recherche-création comme approche de recherche a ouvert tout un champ de possibles pour les arts, les sciences humaines et les sciences. Le réseau Hexagram pour la recherche-création en art, culture et technologies est fondé en 2001 alors que la recherche-création s’institutionalise et qu’elle est reconnue et financée par les grands fonds de recherche au niveau provincial et fédéral. Aujourd’hui, Hexagram est le creuset de collaborations interna-tionales en recherche-création art et science.
Cet essai tente de définir les contours de la recherche-création en s’appuyant notamment sur les écrits de Manning, Massumi et Borgdorff. Je propose un ensemble de considérations méthodologiques, épistémologiques et poétiques situant la recherche-création à l’intersection des arts et des sciences, avec pour objectif de faire émerger de nouvelles formes de connaissances et de réflexions critiques. J’aborde également les tensions résultant de cette hybridation, qui produit des actes artistiques brouillant les frontières entre l’art et la science et transgressant leurs paradigmes existants de production. Enfin, j’illustre les différentes formes que la recherche-création peut prendre à travers mes propres créations chorégraphiques et ma démarche de recherche en interaction humain-machine, qui leur donne vie et les accompagne.
La recherche-création est-elle un mode valide et légitime de production de connaissances ? Cette question a été posée lors d’un séminaire qui s’est déroulé en mai 2023 à l’ENSAD - Paris, intitulé "De la mise en culture de la science à la recherche-création". Le présent article examine cette question en se concentrant sur les pratiques créatives contemporaines relevant de la recherche-création. Plutôt que de débattre de la validité de ces pratiques, ou d’examiner si la pratique créative associée aux méthodes de recherche peut mener à la production de connaissances, il se contente de partager, du point de vue d’une praticienne, trois études de cas qui examinent si, quoi et comment des connaissances ont été produites durant les processus créatifs de ces projets. En s’appuyant sur les perspectives critiques de chercheurs tels que Loveless, Chapman, Gänschirt, Groat et Wang, la discussion débute par des considérations sur les maquettes architecturales de Frei Otto exposées au ZKM en 2016, et se poursuit par la présentation des travaux de l’auteure et de son équipe sur deux de ses propres projets. Au coeur de ceux-ci se trouve un processus créatif interdisciplinaire, essentiellement artistique, qui propulse la pratique vers une quête de nouvelles connaissances. Un aspect essentiel de tous ces projets réside dans leur focalisation sur des questions d’une importance culturelle et sociétale majeure. La démarche croise par intermittence les sciences, l’ingénierie et d’autres domaines au-delà des arts.
Cet article explore les tensions et les opportunités découlant des collaborations interdisciplinaires entre l’ingénierie et les arts. Il met en évidence le sentiment d’imposture ressenti par les praticiens travaillant à l’interface de ces disciplines, dû à des cadres épistémologiques divergents et une reconnaissance institutionnelle parfois inégale. L’auteur, à travers son propre parcours, analyse comment ces collaborations enrichissent la recherche et l’innovation tout en posant des défis méthodologiques et identitaires. L’article met en lumière trois contributions majeures de ces collaborations. D’abord, elles constituent un levier pédagogique, permettant aux étudiants d’élargir leur approche de la résolution de problèmes et de développer une pensée critique et créative. Ensuite, elles accélèrent l’accès aux publics et aux utilisateurs, en utilisant les oeuvres artistiques comme prototypes interactifs pour tester l’acceptabilité et la pertinence des nouvelles technologies. Enfin, elles favorisent une position d’innovation critique, où la rencontre entre ingénierie et art génère des questionnements nouveaux sur les usages et les impacts des technologies. À travers des études de cas, comme le projet DESSAIM (danse et essaims robotiques), La Mariée mise à nu par le binaire (interaction entre corps et exosquelettes) et les Tryphons (aérostats cubiques), l’auteur démontre comment ces collaborations favorisent une réflexion critique et une innovation technologique. Il conclut en plaidant pour une reconnaissance institutionnelle accrue des approches transdisciplinaires et pour un renforcement des programmes pédagogiques intégrant l’art en ingénierie.
Etablissement dédié au partage des savoirs et notamment des questions sciences et sociétés, le Quai des Savoirs à Toulouse a fait le choix d’ouvrir un large espace à la création Arts-Sciences. Cela se traduit par la construction d’un programme de résidences Arts-Sciences-Sociétés permettant une rencontre avec les publics de l’établissement, par l’organisation de séminaires entre artistes et scientifiques pour initier des questionnements ou des rencontres, ou encore par la construction du festival Lumières sur le Quai autour d’un parcours artistique et scientifique d’une douzaine d’installations. Ces dispositifs favorisent les croisements de regards, la transdisciplinarité, les questionnements sur le monde de demain, en invitant les artistes, les scientifiques et les citoyens dans le dialogue Science-Société. Ce dialogue se construit par l’attention portée de manière continue à la création d’un contexte adapté à la présentation de chaque projet : rencontres avec les artistes et scientifiques, médiations à destination des publics, conception de pastilles sonores ou encore documentation des résidences pour permettre à chacun et chacune une découverte des oeuvres selon ses envies, de la contemplation à l’appropriation.
Comment faire advenir les opportunités qui permettront une interaction significative et mutuellement productive entre artistes et scientifiques ? Plusieurs éléments de réponse à cette question peuvent être tirés de l’histoire des pratiques arts-sciences dans les dernières décennies. Cependant, aucune étude systématique de cette question n’a encore été entreprise. L’expérience de la Fondation Laboratoria Art&Science, que j’ai fondée en 2008 à Moscou, permet de tirer de premières conclusions, et d’amorcer une première classification des méthodologies interdisciplinaires qui ont été créées et mises en oeuvre par les artistes et les chercheurs invités au cours des quatorze années de fonctionnement de la Fondation (2008-2022). Notre approche repose sur une interaction complète et profonde entre artistes et scientifiques, au cours de laquelle le commissaire d’exposition joue un rôle central en tant que facilitateur et catalyseur du dialogue. Plusieurs cycles complets d’interaction arts-sciences ont ainsi pu se dérouler, depuis la définition des problématiques lors des premières rencontres entre artistes, scientifiques et philosophes, jusqu’à la production de projets complexes, en passant par la réalisation d’expériences en recherche-création et à la diffusion de leurs résultats lors de conférences, ou d’expositions dans des musées ou des galeries. Nous avons entre autres créé des plateformes communes de production arts-sciences impliquant des artistes reconnus, tels que Marina Abramović, Thomas Feuerstein, Theresa Schubert, Sergey Shutov, et bien d’autres. Plus d’une trentaine d’expositions internationales ont été organisées, et des partenariats ont été établis avec des centres majeurs tels que le ZKM (Karlsruhe, Allemagne), Ars Electronica (Linz, Autriche), Itaú Cultural (São Paulo, Brésil), Sensi Lab (Melbourne, Australie). Trois méthodologies principales se sont dégagées durant cette période : l’implantation de l’artiste dans un laboratoire scientifique, la transposition, à savoir l’emploi de concepts et d’idées artistiques comme base pour l’expérience scientifique, et l’observation de troisième ordre, qui consiste en une observation mutuelle et intégrée des processus de travail des artistes et des scientifiques. Cet article décrit en détail chacune de ces méthodologies, à travers des exemples choisis, et montre comment elles peuvent être utilisées pour surmonter les clivages culturels et transdisciplinaires. Les artistes, les philosophes, les scientifiques et les ingénieurs se retrouvent ainsi en situation de mener une activité commune à la fois productive, enrichissante et équitable, basée sur l’attention mutuelle et la réalisation du potentiel de chaque type de pensée lorsqu’elle est mise en oeuvre au sein d’une pratique collective.
Ce travail explore la recherche-création dans un contexte difficile au Liban, où les crises économiques, sociales et politiques ont profondément altéré les conditions de vie et de travail. Face à la dégradation des services de base et aux tensions économiques, des pratiques innovantes de fabrication numérique ont émergé, permettant une production locale autonome et durable. À travers la création de structures comme Bits to Atoms, Post Industrial Crafts, et BeirutMakers, nous avons exploré le potentiel de l’outil numérique, notamment l’impression 3D et la robotique, pour redéfinir le rôle du designer et de l’artisan. Les projets menés s’inscrivent dans une logique de recherche appliquée, où l’exploitation des matériaux locaux et recyclés (polycarbonate, bois, aluminium) répond à des besoins immédiats tout en cherchant à minimiser l’impact écologique. Par des expérimentations en petite et grande échelle, de la fabrication d’objets quotidiens à des interventions urbaines, cette démarche questionne les frontières entre design, artisanat et industrie. Enfin, en réponse à la crise, l’approche de « dépassement de commande » a permis de financer et enrichir les projets, ouvrant de nouvelles pistes pour une conception éthique et résiliente, capable de s’adapter aux contraintes économiques tout en réinventant le potentiel de la fabrication numérique dans des contextes hostiles.
Cet article revient sur la collaboration entre une artiste-chercheure et une chercheure-écrivain autour de la question de l’extractivisme, abordé ici dans une perspective sensible, organique, via l’association entre installation vidéo, geste photographique et production textuelle. Enterrer l’infini forme le troisième et dernier geste d’un triptyque dont la création s’est étalée sur dix ans, en une série de gestes d’offrande et de deuil. Ces derniers s’inscrivent dans la perspective d’une réparation de nos relations aux milieux de vie, à la rencontre de voix inscrites dans toute l’épaisseur de la croûte terrestre, des sols pollués aux sédiments accumulés et jusqu’aux gisements miniers épuisés. Nous revenons ici sur nos parcours respectifs, les conditions d’émergence du triptyque Lait, sang et larmes, pour en venir à la description du dispositif Enterrer l’infini et tisser des perspectives en nous demandant la chose suivante : alors que l’ère extractiviste touche à sa fin, de quoi est-il question de faire le deuil ?
Cet article reprend quasiment verbatim la conférence plénière de clôture donnée par l’auteur à l’issue de la journée d’étude « De la mise en culture de la science à la recherche-création », tenue à l’ENSAD (Paris) le 23 mai 2023. La thèse de l’auteur est que l’art peut contribuer à ce qu’il appelle la mise en culture des sciences, et même à leur REmise en culture, puisque si l’on réfère au passé, science et culture, en particulier à la Renaissance, sont fort difficiles à distinguer. Il n’y a pas encore d’institutions scientifiques distinctes et les traités d’artistes majeurs comme Dürer et Alberti, notamment au niveau de la géométrie, n’ont pratiquement rien à envier aux traités mathématiques de l’époque. Les siècles suivants, du XVIIe au XXe, verront s’instaurer une séparation progressive entre les activités proprement scientifiques et les activités artistiques, séparation qui se concrétisera sur le plan institutionnel. À l’aide d’exemples choisis parmi la production contemporaine en arts visuels, l’auteur montre comment l’art peut contribuer à cette remise en culture en élargissant le champ de signification des découvertes scientifiques, en proposant des métaphores non discursives et en ouvrant la possibilité de développer une "épistémologie concrète." Il peut de surcroît induire, et même susciter, un recul critique particulièrement nécessaire aujourd’hui.
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